L’art de connaître – Entretien réalisé par Baptiste Lanaspèze, philosophe

 

Baptiste Lanaspèze a créé et dirige les éditions Wildproject.

Il interroge Harold Vasselin, en résidence à l’Institut méditerranéen de recherches avancées (IMéRA, Marseille), sur les principes et les horizons de sa démarche.

Baptiste Lanespèze – Où se situe la singularité de votre travail entre art et science?

Harold Vasselin – Je crois qu’à l’origine il y a une colère, une colère que je suis maintenant tout juste en mesure d’articuler, de transformer. Cette colère est ancienne, elle remonte à l’époque où, dans mon école d’ingénieur (l’Ecole des Mines à Saint-Étienne), j’ai eu cette joie d’accéder au savoir scientifique. Mais j’étais, nous étions des êtres sans corps. Il n’y avait aucun enseignement de sciences humaines à l’École : nous étions sans moyens de penser la relation à soi, aux autres, au monde. On se contentait de nous inculquer des outils de calcul. Nous n’avions aucun moyen de poser ou d’articuler les questionnements du Pourquoi.

« On fait comme ça », telle était la teneur générale, l’esprit de notre enseignement. Et ce « on fait comme ça » était censé nous mettre dans le camp de l’élite qui sait faire, et de nous préparer aux commandes de l’État, de l’industrie, du Progrès. Cette idéologie du Progrès associé à celle du savoir scientifique me semblait très usurpée, et surtout vide, vide de toute notion de partage, de toute réflexion. Qui nous transportait dans quel avenir radieux ?

Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre, déplier tout ça, avoir prise dessus. Du temps pour maîtriser mon propre espace émotionnel, apprendre des modes de relation non rationnels, développer une pratique qui me permette de donner forme à ces intuitions et de les adresser. Du temps pour donner forme à la façon dont j’envisageais que le savoir puisse être mis en partage.

Quelles sont les grandes étapes de l’élaboration de votre travail artistique ?

Pendant quelques années, j’ai mené art et science de front – étant encore dans la science, et commençant à être dans l’art. C’était plutôt l’un contre l’autre que les deux ensemble – l’un des deux personnages était clandestin, je ne sais pas lequel ! À partir du moment où j’ai fait le choix de l’art, j’ai eu une période de rupture avec la science – pendant plusieurs années, je n’y ai plus touché. Et puis j’y suis revenu, dans l’idée qu’il y avait des choses à faire entre science et art, en dehors du contexte, souvent pédagogique, de la vulgarisation.

Mon tout premier projet, il y a 18 ans, était l’esquisse de celui que je viens juste d’achever avec le film Comment Albert vit bouger les montagnes. Ce film sédimente une longue partie de mon parcours. Il est pour moi un manifeste poétique, l’invention d’une forme où s’intègre une réflexion sur le savoir et une méditation sur l’être au monde. (Le mot de « réconciliation » est venu plus tard, dans la bouche d’une spectatrice du film, et j’en ai été bouleversé : oui, c’est bien ça !)

Dans le prolongement de ce premier film est né le projet d’un triptyque sur le savoir, le triptyque des « Regards Interrogatifs ». Albert parlait de la géologie au 19e siècle; le deuxième, Opération Epsilon (actuellement en production) parlera de la physique quantique au 20e siècle, et le troisième de la climatologie et de l’écologie au 21e siècle.

Comment avez-vous élaboré votre approche artistique, votre méthode?

Pour construire ma démarche il m’a fallu prendre de la distance avec la démarche didactique, la plus facile, mais lourde d’une idéologie inhérente. Il me fallait essayer de mettre en jeu (de mettre en représentation) les doutes, les questions, le mouvement interne du savoir. Pour cela, il s’est avéré indispensable de zoomer sur du petit, du détail, parce que là quelque chose se passe que je peux percevoir, ressentir, raisonner (dans les deux sens du mot, celui de « penser » et celui « d’entrer en résonance »).

Je voulais aller dans l’acte créatif de la démarche du scientifique. Plutôt que de parler en général des OGM par exemple – sont-ils « bons », sont-ils « méchants » – je préfère poser des questions comme « Qu’est-ce que le geste de connaître le génome ? Quelle est cette question que l’on adresse au vivant ? Comment cette question est-elle posée? Selon quels enjeux ? Quelle est ou quelles sont les forces qui mettent en mouvement cette question-là, de cette façon-là ? Et comment le fait-on ? » Il ne s’agit pas d’insérer de l’affect pour rendre la science « émotionnelle » (films « pro » ou films « anti », on y reconnaît toujours les formes bien connues du cinéma de propagande) mais de trouver une forme autre qui rende possible l’interrogation.

Dans le film Albert, mon sujet était physique : j’avais le corps-à-corps entre un homme et une montagne, avec tous les gestes physiques que cela comprend : marcher, frapper du marteau, regarder, dessiner, etc. Or depuis le 19e siècle, les montagnes n’ont pas bougé ; c’est le même réel. Je suis moi-même dans les conditions de l’expérience. Par la suite, quand arrive dans le processus Denis Lavant, sa présence, son incarnation, on entre résolument dans l’espace de la construction cinématographique.

Un exemple : Il y a dans le film une scène dans un tunnel qui a été creusé par un torrent. C’est un lieu très cinématographique. À la base, ce lieu a une pertinence scientifique, il est effectivement un lieu clé pour le géologue, mais il prend une autre pertinence dans le film. Cette scène là n’était pas complètement écrite, story-boardée. Denis Lavant, comme il le fait toujours, arpente le lieu, cherche comment l’habiter, où s’y mettre. Il marche ici, ici court, s’assied là. Je regarde ; ça se décante, une lisibilité apparaît. Et ce qui finalement prend forme et vient s’inscrire dans le film est à cette jonction, une trace de cette rencontre avec le lieu. C’est comme dans mon histoire personnelle, il y a une exploration d’un champ poétique, et il y a la pertinence scientifique quelque part, mais c’est le lieu d’une question plus que le lieu d’un savoir. Voilà, c’est ça, c’est le territoire d’une question. Un territoire que vient habiter la présence, le corps de l’acteur.

Voilà mon projet. C’est une utopie politique, car ce genre de travail veut offrir de l’imaginaire, de la projection, du matériau pour reconstruire une façon de se représenter dans la nature, dans le monde.

Cette question, de la façon dont on se peut se représenter dans la nature, se posait pour le film Albert dans un contexte romantique. Je travaillais alors dans le contexte du regard romantique sur la montagne. Aujourd’hui, avec les nouvelles sciences du vivant, le contexte est tout autre. La question se renouvelle, différemment.

Face à ce dogmatisme de la technoscience, il y a souvent un discours anti-science qui est tout aussi dogmatique. Entre les deux, il y a tout l’espace du réel, et peu d’espaces de parole. Je crois que c’est parce qu’il y manque de la représentation. J’essaie de mettre de l’imaginaire dans cet espace, qui est aussi l’espace du débat démocratique.

Même si l’idéologie du progrès scientifique continue à être dominante, je vois que la citadelle se lézarde. Je travaille à de la possibilité de projection : des images, des récits, du cinéma… et aussi, par là, je crois, à de la possibilité de se projeter, de la possibilité de projets.

Mais mon sujet, au fond, c’est surtout l’acte de connaître. Il y a là une articulation intime, presque érotique, par lequel s’accomplit un contact entre le monde et l’esprit. 

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Wildproject.fr – Juin 2010