Itinéraire

Je suis né au Havre durant les 30 glorieuses, dans une famille d’ingénieur. C’est dire si j’ai été élevé dans la religion du Progrès !

Je me suis préparé comme il convenait à cet apostolat: formation mathématique, école d’ingénieur (de celles que l’on appelle les « grandes écoles »). J’ai même poussé un peu parce que la pensée scientifique, tout de même, c’est captivant. Quelques années au CNRS, un doctorat. Je faisais quoi?  De la géologie, parce que je voulais savoir ce que j’avais sous les pieds. Des modèles mathématiques pour l’énergie solaire, durant la thèse, parce que je voulais vraiment croire que ça puisse « servir à quelque chose »…

Mais quelque chose dans tout ça n’allait pas. J’avais des doutes face au dieu Progrès. Et puis, il me manquait… quoi donc ?  Je n’avais pas de corps.

Pendant 10 ans, je n’ai plus fait que cela: travailler le corps, la présence. Pratiques d’acteur, de danseur…  J’habitais au Canada, alors; ce furent mes années de formation. J’ai joué au théâtre (avec Gabriel Arcand), j’ai participé aux expériences de la nouvelle danse Montréalaise.  Il y a un mot générique, en anglais, pour dire ces pratiques : « performer ». De retour en France, j’ai créé avec Johanne Charlebois une compagnie de danse. Le travail se faisait dehors, dans l’espace réel, et souvent loin des villes…  Quand cela prit forme, vint le moment de la rencontre avec le public. Comment organiser cette rencontre? La caméra vidéo légère venait d’apparaitre, et une rencontre providentielle allait décider de la suite. Denis Gheerbrant allait devenir mon maître en cinéma. Après ce premier court-métrage, Blockhaus, trois ou quatre autres suivirent, qui furent également repérés et quelquefois primés dans des festivals internationaux.

Dans ces films (et comme toujours au cinéma), le son est très important.  Jean-Jacques Palix a signé les bandes sonores de Blockhaus et Carnet de Traversées, Quais Ouest, Michel Fano celle de Trois regards intérieurs, sur le travail chorégraphique en extérieur d’ Odile Duboc  – des collaborations prestigieuses et précieuses !

Je faisais aussi toutes sortes d’essais – sans production ni publication, mais dont certains étrangement continuent à être vus, des années plus tard. C’est le cas du petit film Pat, réalisé pratiquement sans moyens, et devenu viral: un tournage façon free jazz, à trois instrumentistes – Denis Gheerbrant, à la caméra; Jean-Chrétien Sibertin-Blanc, au corps; et moi à la réalisation. Daniel Emilfork vint là-dessus apporter sa folie inspirée, son « timbre » et sa voix.

J’étais chercheur alors, bien plus encore que je ne l’avais été durant les années CNRS.
Avec l’acteur – un seul : un corps, une présence – nous nous aventurions avec une détermination lente et obstinée à la façon du robot Curiosity : de tel ou tel monde inconnu –  espace, surface ou état des choses – prendre connaissance.  Et en rendre compte. Ce furent les courts-métrages PatLa Carte du Tendre,  La botanique

Petit à petit j’ai compris que cette histoire, comme je vous la raconte, cette histoire de Progrès et de Présence, est une histoire que nous avons tous en commun. La connaissance scientifique est ainsi faite, construite sur une coupure du corps et du monde. Elle avance ainsi. Notre monde devient chaque toujours plus technologique; pourtant l’idée de progrès en a disparu. N’avez-vous pas parfois cette sensation d’agir dans un monde qui court comme un canard à la tête coupée…

Alors, avec ces questions, avec ces expériences qui sont les miennes – ces deux pratiques, modestes, de science et de présence – j’ai commencé à forger de petits dispositifs sensoriels et cognitifs, comme en un geste de couture. Ce sont des petits récits de cinéma, ou des installations dans lesquelles le spectateur est invité à entrer, des histoires auxquelles il est convié à participer. Ce sont autant de petits sentiers comme ceux de l’enfance, où l’on va à la rencontre du monde, sens et connaissances en éveil. Oh, c’est toujours le monde juste là, le monde très proche. Je n’aurais pas les moyens de vous emmener sur Mars, mais je ne crois pas non plus que ce soit nécessaire. Bien au contraire, l’inconnu commence …  à   3 Pas (expédition, exposition, publication).

Au fil de mes rencontres – et avec beaucoup de lenteur – je tricote mes images et mes récits. Quelquefois, quand c’est possible, cela prend la forme d’un film. Mais ce sont aussi des ateliers, des « pédagogies », des explorations à plusieurs. Pour moi c’est le même engagement. Préhension ne prélude-t-il pas à compréhension? Et c’est bien une action du corps.

Progressivement j’ai développé mes techniques du récit. Une production pour la télévision (J’ai vu, moi, la mer) m’a confronté à l’exigence de parler pour un public large, ainsi qu’à quelques autres règles propres à ce milieu. Autre forme du pouvoir de parole, j’ai rencontré au Mali l’art des griots : des récits qui s’enroulent et se déroulent autour du trou noir d’un mystère central, une connaissance cheminant par le secret, le caché : Chasseurs de paroles.

Mon premier film long, La Peur du Vent, je l’ai entrepris, caméra-stylo, en un voyage en mon lieu natal, parmi des bribes reconstruites de mémoire d’enfance. Reconstruite, comme ma ville : Le Havre.

Comment Albert vit bouger les montagnes est un projet que j’ai porté pendant plus de dix ans, et où viennent converger toutes ces expériences précédentes. La rencontre avec Catherine Jacques et Hervé Pennequin (Mandrake Films), qui y ont cru et ont monté cette production périlleuse, a rendu ce film possible. Possible aussi d’avoir trouvé, enfin, la bonne forme pour le récit. Le film relate l’histoire d’un homme et d’une montagne.  Il évoque, sans faire appel à la reconstitution historique, une polémique scientifique de la fin du XIXème siècle. C’est l’époque du regard romantique sur la montagne; celle aussi des premiers alpinistes. Il fallait que ce soit le film d’un corps à corps.  Denis Lavant a immédiatement dit oui. Ça lui plaisait d’aller ainsi, droit devant et en silence, à l’assaut d’une montagne.

Du XIXème siècle, mon projet était d’aller par étape jusqu’à l’époque contemporaine. Une longue escale au XXème siècle m’a retenu avec des physiciens atomistes dans une maison recluse et noyée de fleurs. L’action se passe durant l’été d’Hiroshima. Scénario, repérages, casting, commissions… Le film a été si proche d’aboutir !….

J’en arrive au présent.  Quelle est selon vous la course du canard à tête coupée la plus … interpellante? J’en vois deux : Big Datas et Biotechs, deux technologies qui transformeront nos conditions d’existences au-delà de ce que nous pouvons imaginer. C’est vers la seconde, la bio-ingénierie, que je suis allé. Et – comme on fait au cinéma – j’ai cadré (sur la démarche d’écriture, on peut lire:  Notes d’écriture cinématographique préparatoire au film « Dans les blés »). Paysans, agronomes, généticiens, biotechnologues: j’ai rencontré des « gens des blés », ceux qui, poursuivant la relation de domestication, inventent la plante de demain. Divers « demain »…

De mes saisons avec eux viennent des images et des récits   :

– Semeurs Semeuses (suite de six portraits cinématographiques, 30mn) 2013,
Scène de moisson (installation) 2015,
Gens des blés (film documentaire 78mn) sortie salle prévue automne 2018,
Lire dans les blés (livre) –  à paraître.

Dans la communauté végétale (installation)  avait été auparavant mon premier travail en relation aux plantes.