Notes sur l’écriture du film « Comment Albert vit bouger les montagnes » 1
Harold Vasselin
29 août 2008
à F.G.
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Je suis allé rencontrer François Ellenberger. J’avais réalisé plusieurs films de danse. Mon passé de chercheur revenait vers moi, et je voulais m’attaquer à la question du savoir : Que peut-on filmer de l’acte de connaître? Il me fallait trouver une manière d’incarnation de l’interrogation scientifique. La géologie, et spécifiquement la géologie du XIXème siècle, me semblait convenir : elle est affaire de regard et de bons jarrets, elle s’incarne en un corps à corps de l’homme et de la nature. Et l’objet lui même, l’objet de connaissance, la montagne, a tout ce qu’il faut de visible et de représentable pour être filmé. Sur ces prémices, donc, je vais à la rencontre de Francois Ellenberger 2. Il m’envoie dans les Alpes de Glaris. C’était il y a dix-huit ans. Beaucoup plus tard, il y a eu le travail avec Denis Lavant, et l’histoire a finalement pris son incarnation : un corps, une voix. Entre ces deux moments, il y a eu l’écriture : des voies fécondes et des fausses pistes, de multiples hypothèses, des retournements complets de la trame, des options variées de dispositifs (quels sont les moyens à mettre en oeuvre, quelle manière de tourner, quel mode de récit pour s’adapter à des contraintes de production à budget très réduit. Scénario et dispositif sont aussi liés que le format de la toile et la composition du tableau). Ce fut un processus empirique autour de cette question de la mise en scène du geste de connaître. Un chantier expérimental, développé dans la durée. Il y a eu entre temps d’autres films, d’autres travaux – une exposition, des enseignements en université, des ateliers en école d’art – mais toujours cette question : comment « mettre en culture » le savoir. J’avais été scientifique, j’étais artiste, et il me semblait que l’acte humain de connaître, l’interrogation portée sur le monde, les mots même du savoir, nécessitaient un travail poétique, indispensable et urgent. Michel Butor a utilisé un jour cette image, que je cite ici de mémoire : l’argent, c’est ce qui ramène tout à un seul mot, indéfiniment interchangeable; la science, c’est l’effort de ramener tout à un seul langage, universel; la poésie est le travail de déployer l’infini des possibles à partir de la langue.
Déployer les possibles, donc. Et puis cette idée aussi, sur laquelle je terminerai tout à l’heure ce texte, que ce travail de poésie est ce par quoi le savoir peut être saisissable, assimilable, questionnable, qu’on y indique des prises, des voies possibles, que s’y fabriquent les moyens d’une appropriation. Et que c’est important.
Je vais rencontrer François Ellenberger. Il m’envoie dans les Alpes de Glaris, et me recommande au parrainage de Rudolf Trümpy 3. C’est l’été 1990. Voici l’histoire qui m’a été racontée, par bribes, dans un chalet sous les arbres à flanc de pente de la vallée de Chevreuse, d’abord, puis dans un autre chalet, absolument suisse celui-là, sur les alpages de Glaris face aux 2000 mètres de roche du Glarnisch, taillé comme une forteresse antique.
Die Mannen – 22.07.1812 Dessin de Hans-Conrad Escher -ETH Bibliothek – Graphische Sammlung
Die Mannen – 26.07.2004 – Photo Harold Vasselin
Récit
Dans le massif des Alpes de Glaris, dont les sommets culminent entre 3.000 et 3.600 mètres, entre le Gothard et le lac de Constance, s’observent des formes dont les géologues du milieu du XIXème siècle ne savaient rendre compte. On voit là un niveau quasi horizontal de roches noires, très anciennes, chapeauter tous les sommets et comme posé par dessus les roches claires, très plissées et beaucoup plus jeunes, qui devraient normalement se trouver au-dessus. Les roches les plus jeunes font ici le socle du massif. La coupure nette entre ces roches et leurs chapeaux noirs fait une image si saisissante que les promeneurs d’aujourd’hui, même non géologues, s’en étonnent.
Jusqu’au début du XIXème siècle, les montagnes étaient vues comme un affreux et effrayant désordre; montagnes maudites, manifestation du Diable. Philosophes et savants, quant à eux, ébauchaient des « Théories de la Terre » ou la question du Déluge prend une grande place. Feu et Eau sont ainsi les éléments primordiaux d’où naît et évolue la Terre.
Au XIXème siècle, à la suite de Cuvier, les paléontologues donnent – à partir des fossiles – les clefs de lecture de l’organisation des couches rocheuses. Ainsi comprend-on que les montagnes sont plissées, et non bourgeonnantes ou effondrées, comme les anciens les voyaient. On explique alors – Lord Kelvin en a donné un modèle expérimental – que la Terre, de boule en fusion à l’origine, se refroidit progressivement et se contracte, comme une vieille pomme se ride.
C’est à ce moment de la connaissance que prend place la polémique de Glaris.
Albert Heim (1849 – 1937) est un des grands maître de la Géologie de la fin du XIXème siècle. Il est en particulier expert de la plasticité et de la déformation des roches (à toutes les échelles, depuis celle de la lame mince sous le microscope jusqu’à celle de la montagne). Il a hérité de son maître Arnold Escher (1807 – 1872) la chaire de géologie de l’Institut Polytechnique de Zürich (actuellement ETH), d’une part, et le problème de l’Alpe de Glaris, d’autre part. Le père de celui-ci, Hans Conrad Escher (1767 – 1823), citoyen de Glaris, avait d’ailleurs lui-même déjà dessiné ces montagnes.
Albert Heim donne de l’Alpe de Glaris une interprétation (1878) qui devient vite l’archétype de ce type de structure : Deux plis couchés se font face, enserrant les couches plus jeunes en une immense poche de plus d’une trentaine de kilomètres de dimensions.
Albert Heim – 1919 – livre : Geologie der Schweiz / Classement des plis couchés – ETH Bibliothek Zürich
Marcel Bertrand (1847 – 1907), géologue français des houillères du Nord, n’est encore jamais allé dans les Alpes, mais il a connaissance des dessins publiés par Albert Heim. Faisant abstraction de l’interprétation qu’en donne Heim, il en propose une autre lecture (1884): La couche sommitale de Glaris a été transportée horizontalement, glissant tout d’un bloc depuis le Sud de la chaîne vers le Nord.
Il faut pour cela supposer des mouvements horizontaux plus grands encore, de près d’une centaine de kilomètre, que le bon sens refuse et que le modèle de la « pomme ridée » ne peut expliquer.
Or les arguments géologiques qui permettraient de trancher résident dans l’invisible de la montagne : Quelle forme était là, dans le ciel, aujourd’hui effacée par l’érosion ? Et quelle autre, dans le sous-sol, dans les profondeurs invisibles de la Terre ?
L’idée de Marcel Bertrand est rejetée, sans grand débat.
Pourtant, 20 ans plus tard, ce n’est plus seulement la couche de Glaris, mais toutes les Préalpes que les géologues voient glissées vers le Nord en nappes superposées, « comme la fumée chassée par le vent » (Hans Schardt et Maurice Lugeon, Lausanne, 1895/1902). La polémique entre nappistes et anti-nappistes fait rage pendant encore une vingtaine d’années, mais il faut bien accepter les faits: les montagnes n’ont pas de racines. Albert Heim en prend acte par une émouvante lettre ouverte au jeune géologue Maurice Lugeon (1902).
À l’époque du cinématographe et de l’aéroplane, l’idée de mouvement prend place dans les sciences de la Terre.
Mais avant que le nouveau paradigme ne s’impose (Dérive des continents, Wegener, 1915; Tectonique des plaques, le Pichon, 1960) il faut entre autre trouver une hypothèse quant au moteur de ce mouvement. Bien que Becquerel et les Curie aient découvert la radioactivité à l’époque même de la polémique de Glaris, ce n’est qu’après 1920 que l’on a compris que le lent bouillon de l’intérieur de la Terre, qui pousse les continents, est entretenu par la fission nucléaire des atomes lourds… venus, avec tous les autres, de l’espace.
Mouvement
Il y a un mouvement du savoir, dans cette histoire, plusieurs protagonistes, une erreur. Le récit ci-dessus est très simplifié, la réalité est évidemment plus complexe, le « milieu scientifique » plus multiple, les données géologiques plus intriquées. Mais ce qui est remarquable est que la question que pose la montagne se lit à l’œil nu. C’est ce qui vaut d’ailleurs à ce massif, outre sa beauté et l’équilibre préservé d’une relation ancestrale de l’homme et de la nature, d’être aujourd’hui (en 2008) classé par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’humanité. Il existe aussi, par ailleurs, un duplicata de la falaise de Schwanden (canton de Glaris) – un moulage – à l’American Museum of Natural History de New York… La polémique de la nappe de Glaris est une star !
Une première tentative de production de ce projet (avec la télévision française et l’INA) a échoué, et je crois que la raison en a été la demande de didactisme à laquelle la production d’alors me demandait de me conformer. Il fallait expliquer, montrer les faits sur lesquels raisonnent les géologues – mais qui sont, bien souvent, peu visibles à l’œil profane – donner les arguments, bref rendre compte d’un débat qui avait partagé la communauté scientifique pendant plusieurs dizaines d’années. On imagine bien que les arguments ne sont pas si simples qu’ils puissent être saisis en quelques minutes et en quelques phrases, en s’interdisant qui plus est l’utilisation du langage scientifique par lequel justement ces arguments peuvent être formulés, compris, échangés, et débattus. Un énoncé recouvre alors toujours un autre énoncé, qui demande lui-même à être expliqué, et ainsi de suite, à l’infini. Le cadrage en cette matière est très délicat, et malheureusement ce sont bien souvent les limites de la perception du cadreur lui-même qui fixent les bornes, au lieu que ce soit un acte choisi en conscience et assumé. Mais il y a aussi une limite sémantique à une telle option « didactique » : Elle repose sur cette utopie, naïve, que le langage scientifique pourrait être traduit en un autre, le langage-de-tous-les-jours, ou, ce qui recouvre à peu près les mêmes présupposés, que l’écran de cinéma ou de télévision continue, en un mode disons « simplifié » ou « plus séducteur », l’écran de vidéoprojection et le dispositif de la conférence, bref que ce sont là différents langages, adaptés à tel ou tel groupe linguistique, mais tous plus ou moins à même de dire une même vérité, intangible, ontologique : la vérité scientifique.
Cette erreur est fréquente parce que, outre son côté rassurant, elle permet d’espérer un dispositif narratif simple, sur le type d’une enquête policière : il y aurait une énigme, puis son élucidation, en une trajectoire simple de film à suspens. Malheureusement cela est si éloigné de la réalité du travail de la connaissance qu’on y perd toute vérité humaine et ne produit que des stéréotypes. On obtient de plus un discours « froid », sans couleur, et qu’il faut ensuite coloriser par des procédés de placage (généralement emprunté au répertoire des spots publicitaires).
Mettre en scène le savoir, c’est en effet être confronté à un discours déjà constitué, au logos qui fonde la géologie comme toute autre –logie, c’est donc construire un discours sur le discours. On avance une parole sur une parole préexistante – qui plus est donnée comme « objective » ou tout au moins débarrassée de subjectivité, c’est à dire sans narrateur – et le danger est grand alors, si l’on s’en tient à une forme de glose ou d’illustration adossée à l’autorité d’un discours « supérieur » (« universel »?), d’une forme sans mouvement, sans projection, d’une sorte de dogmatisme, face auquel, en position d’être « instruit », le spectateur n’a d’autre latitude que d’acquiescer ou de rejeter. Et qu’y aurait-il au juste à vendre ?
En fait, sous cette difficulté, se cache un problème esthétique, c’est à dire politique : que s’agit-il de représenter ?
J’ai tenté de peindre le mouvement d’une question.
Il n’y a plus là de discours constitué préalable, plus de logos. Il y a là l’interrogation, le doute, et, inévitablement, la perte, la chute… La question, proprement humaine. Un en-deçà du langage, ou plus exactement sa fabrication même. Balbutiement, ou cri, ou silence. On s’attaque là à quelque chose de terriblement difficile. Au fond philosophique, si l’on veut, de la question de connaître. A l’humain. Peut-être à l’indicible, à l’ineffable, à ce qui ne peut se raconter. Et c’est un défi poétique, bien sûr, puisqu’il s’agit de remonter à la trace d’un « premier mot », de reprendre la construction d’une parole face au monde. De faire exister cet état ou encore rien n’est dit, puisqu’il n’y a pas de mot (ou de concept, ou d’équation, ou de modèle). Et il n’y a pas d’autre voie que de s’y risquer soi-même.
Bien évidemment la page n’est pas vierge. Ni pour moi qui parle un langage cinématographique, avec ses références et ses codes de lectures. Ni pour les personnages de mon histoire, qui construisent leur questionnement à partir de l’édifice antérieur d’une discipline scientifique, et qui appartiennent aussi à une époque, à un champ de représentations. Je crois qu’une sorte de vérité poétique naît au moment où il y a rencontre, adhérence : Quelque chose de leur histoire et quelque chose de la mienne s’épousent un instant. Certaines métaphores se mettent à fonctionner. Elles mettent en mouvement. Elles émeuvent.
Die Mannen ou Tschingelhörner – circa 1910 – photo F W Sprecher, pour une publication d’Albert Heim – ETH Bibliothek Zürich
Appuis
J’essaierai tout à l’heure de formuler plus précisément ce que j’entend par ces adhérences. Mais voyons d’abord sur quoi elles s’appuient. Une relation de l’homme et de la montagne, un questionnement des forces de la nature, au XIXème siècle, ne peut se comprendre sans la référence au Romantisme. Et de fait, depuis Goethe déjà (dans son Faust, par exemple) et à travers tout le siècle, la question géologique est là. La référence aux sciences naturelles, la compréhension scientifique du monde, l’intégration de la connaissance à la vision poétique est au cœur du projet romantique (cf Pierre Wat 4). C’est d’ailleurs le mot même de Goethe : être un intégrateur. L’artiste a cette mission de réaliser en lui-même, avec sa subjectivité, un travail de somme, au sens du calcul intégral. Ce n’est plus la réalisation d’une totalité, comme l’encyclopédisme du siècle des lumières l’espérait encore, mais un changement de variable, une transformée de l’espace, par lequel le savoir est saisi, assimilé, intégré comme en un champ perceptif élargi, et rendu, en une œuvre. Goethe l’a tenté dans l’écrit, mais il voulait aussi que les peintres de son temps prennent acte de ce projet, et l’endossent dans leurs représentations. La polémique avec Caspar David Friedrich est exemplaire. Friedrich a refusé cette injonction de Goethe, disant que les nuages de ses ciels n’avaient rien à gagner à la science météorologique inventée par Luke Howard, et qui émerveillait tant Goethe. Mais les peintures de montagne de Friedrich, pourtant, donnent bien à voir un questionnement du mouvement, de la force qui s’y matérialise, à laquelle la géologie de son temps n’est pas étrangère (voir par exemple : le Watzmann, 1825 – Berlin Nationalgalerie). Toute la peinture de paysage du XIXème siècle, de Calame à Hödler, et de Friedrich à Cézanne, témoigne de ce lent déplacement du point de vue, par lequel, d’extérieur, la montagne devient un objet non pas « intérieur », mais « intégré ». Je crois que c’est un tel déplacement, aussi, qui s’opère dans le travail de Hans-Conrad puis de Arnold Escher, de Albert Heim, de Marcel Bertrand, de Maurice Lugeon… Dans l’effort de comprendre le mouvement de la montagne, il leur a fallu transformer la dualité du spectateur et du paysage, changer d’échelle, changer d’espace de représentation. Il y a, comme dans l’émergence qui leur est quasiment contemporaine de la relativité et de la physique quantique, une ouverture qui rapproche la pensée occidentale de celle de l’Asie : « Cette vasteté du paysage, celle d’un territoire s’étendant sur des milliers et des milliers de li , de sommets qui s’enchaînent et de cimes qui se succèdent, s’il s’agit de la scruter en y bornant et collant son œil, même des immortels ne pourraient en faire le tour en volant; mais en la sondant d’un seul trait de pinceau, je saurai incarner cette infinité et participerai, par ce seul trait, à la « promotion-transformation » du monde. Possédant cet unique trait de pinceau, je peux « enfiler » de l’intérieur, en un même élan, et sans qu’il y ait discontinuité entre eux, tout à la fois la « forme » et « l’esprit » qui font le paysage. » 5
Caspar David Friedrich – Der Watzmann (1825)
Il faudrait plus de temps pour développer cela. Je vais seulement procéder par effet de montage, et rapprocher cette citation de Shitao d’une citation de Werner Heisenberg, une manière de montrer que .1. Cette problématique ne s’arrête pas avec la fin du XIXème siècle, et ne se referme pas au cadre historiquement daté du « romantisme », et que .2. Cette manière de voir reste très difficile en France, encore si attachée à une sorte de fierté cartésienne passée.
« Nous nous trouvons dès l’abord au sein d’un dialogue entre la nature et l’homme dont la science n’est qu’une partie, si bien que la division conventionnelle du monde en sujet et objet, en monde intérieur et monde extérieur, en corps et en âme ne peut plus s’appliquer et entraîne des difficultés. Pour les sciences de la nature également, le sujet de la recherche n’est donc plus la nature en soi, mais la nature livrée à l’interrogation humaine et dans cette mesure l’homme, de nouveau, ne rencontre ici que lui-même.
De toute évidence, la tâche de notre époque est de s’accommoder de cette nouvelle situation dans tous les domaines de la vie; et l’homme ne pourra retrouver « la sûreté dans les mouvements de l’esprit » qu’une fois cette tâche accomplie. Le chemin qui mène à ce but sera long et pénible, et nous ignorons quelles étapes de souffrance il peut comporter. »
Et, plus loin :
« Nous pouvons nous accommoder d’un état de la connaissance où l’objectivation de la nature n’est plus possible mais où pourtant, nous pouvons établir nos rapport avec elle.
S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature.
l’ancienne division de Descartes en res cogitans et res extensa n’est plus propre à servir de départ si l’on veut comprendre les sciences moderne de la nature. » 6
Adhérences
Albert Heim a beaucoup dessiné la montagne. Il a vu juste, mais il s’est trompé. Peut-être le pas à franchir était-il trop grand pour un seul homme? Mais son regard est déjà une véritable création, par laquelle quelque chose apparaît, que d’autres ont pu saisir. Quant à moi, il me fallait trouver cet « unique coup de pinceau », par lequel à la fois la montagne et la tension du regard d’Albert Heim sur la montagne se font comprendre. Développer, en une durée cinématographique, ce guet d’une apparition.
C’est une question d’image, de regard, d’attention portée au visible : c’est un projet de cinéma. Il me faut mobiliser ma propre question sur le visible, mes propres inquiétudes, ma propre quête de savoir, mon histoire personnelle avec la géologie; mes souvenirs d’avoir arpenté étant étudiant les pentes de montagnes en regardant les cailloux, la carte géologique, l’écart vertigineux qu’il y a du phénomène du monde à la parole sur le monde…
Et il se passe ceci : nulle part il n’y a une « montagne » et un « Albert regardant la montagne ». Je veux dire : lorsque je m’attache à ressentir le mouvement, à le comprendre, à en épouser la trajectoire – et bien des années, des voyages, des lectures et des écritures y sont consacrés – je ne trouve rien qui soit comme la courbe régulière, harmonieuse et lisse, d’un pont jeté entre l’homme et le monde. Le désir qui porte vers cela, le désir de construire ce pont, oui, on le trouve : Albert Heim l’a dit en quelques beaux poèmes, de même que Shitao ou Cézanne l’on dit en peinture, et bien d’autres, et moi même aussi, comme le personnage du film, qui finalement « vit » (ou « éprouve ») la montagne parce qu’il est mû par « un besoin d’immobilité ». Ce rêve d’un langage absolument efficient, qui comblerait le vide entre « ce qui est » et « ce que notre conscience saisit » c’est peut-être tout simplement le désir de Savoir. Mais dans les faits, cela se passe différemment. Il n’existe pas de métaphore pertinente de « Albert voyant le mouvement dans la montagne », parce qu’il n’existe pas, non plus, dans l’expérience humaine du savoir, un « Albert », une « montagne », et un acte de connaissance qui lierait l’un à l’autre d’une seule trajectoire, lisse et en complétude.
« La philosophie du langage fait comme s’il existait deux ensembles disjoints séparés par une coupure radicale et unique qu’il fallait ensuite s’efforcer de réduire par la recherche d’une correspondance, d’une référence entre le monde et les mots », nous dit Bruno Latour 7. « Or, en suivant cette expédition » – il tire son exemple d’une expédition de scientifiques étudiant le sol d’une zone amazonienne – « nous parvenons à une solution bien différente : la connaissance ne réside pas dans un face-à-face d’un esprit et d’un objet, pas plus que la référence ne vient désigner une chose par une phrase ainsi vérifiée. Au contraire, nous avons reconnu à chaque étape un opérateur commun qui tient à la matière par une extrémité, à la forme par l’autre et qui se distingue de l’étape suivante par une rupture, par un gap qu’aucune ressemblance ne saurait combler. Ces opérateurs s’enchaînent en une série qui traverse la différence des choses et des mots et qui redistribue les deux anciens ensembles de la philosophie du langage. La référence est une qualité de la chaîne dans son ensemble, et non plus de l’adequatio rei et intellectus. La vérité y circule comme l’électricité le long d’un fil aussi longtemps qu’il n’est pas coupé. »
Il n’y a pas un « Albert » d’une part et une « montagne » de l’autre, mais un grand nombre de maillons qui lient de l’humain et de la nature, des humains entre eux, des réalités, des vues, des figures et des mots; des trajectoires plus élémentaires, plus locales, qui peuvent effectivement être de l’ordre de l’éblouissement, comme Albert les aime et les désire, mais aussi de la déception, de la dispute; des mouvements qui passe par l’acte de dessiner, ou de formuler, ou de lire, ou du silence, de l’effort physique, de la joie ou de la fatigue, de la pensée ou de l’oubli. Toutes ces trajectoires, toutes, ont une part d’inachèvement. Et on trouve là, effectivement, des adhérences. Des ces maillons, de ces trajectoires élémentaires, je peux parler : j’en entend les harmonies, elles éveillent des résonances intimes.
Il n’y a rien de commun entre un geste de création scientifique et un geste de création artistique. Ils prennent leur fondation dans des terrains différents, ils visent à des objectifs différents, ils sont validés ou invalidés, reçus ou rejetés selon des règles sociales différentes. Pourtant il se peut que, dans la courbe de leur trajectoire, dans leur mouvement, ici ou là, dans l’effort humain qui est fait pour franchir le gap, l’écart, la rupture d’avec le monde, et dans leur incomplétude même, ils soient l’un à l’autre tangents. Entre le geste scientifique et le geste artistique, on trouve ainsi des accompagnements, des adhérences.
Lorsque le Wanderer (c’est le nom que nous avons donné au personnage incarné par Denis Lavant, qui fait la continuité du film), lorsque le Wanderer, donc, voit passer au long du cimetière une vache de carton peint déplacée par un tracteur, quelque chose du mystère du mouvement de la montagne devient plus intense, plus transparent aussi, on a l’impression de s’approcher de cette révélation, espérée par Albert Heim. A quoi tient cette impression : au rythme, au silence, à ce qu’il y avant et à qu’il y a après, au cadre, au son, au jeu de Denis Lavant. C’est du cinéma. Cela parle de cinéma (la dernière séquence de Blow Up d’Antonioni, où se joue un match de tennis à balle invisible), cela parle d’un village Suisse, cela parle de la question adressée à la montagne.
Ce sont de tels éléments qui font la matière du film, un continuum. Une action, un cadre, un son, un enchaînement de plans, une attente créée, un rythme, un renvoi, un rappel… Ce sont des éléments de trajectoire cinématographiques, comme par ailleurs la polémique de Glaris est faite d’éléments de trajectoire scientifiques. Par processus empirique – on essaie, et tout ce qui ne « tient » pas tombe – on construit ainsi une traversée (le fil non coupé où circule la référence, pour reprendre la métaphore utilisée par Bruno Latour). Le film ne doit sa construction dramatique à aucun effet de mise en tension extérieure (pas de « ligne claire » emmenant le spectateur de l’ignorance à la connaissance, pas plus que d’intrigue amoureuse, de meurtre ou autre psychologisme fortement charpenté) mais seulement au travail, dans la pâte du langage cinématographique, de cette question : « comment Albert vit bouger les montagnes ? ».
Denis Lavant donne une incarnation à cette trajectoire. Il est le Wanderer. Il est le voyageur, il est le passeur. Il donne une présence à la forme en creux de Marcel Bertrand, à la disparition. Il ouvre les métaphores sur le visible et l’invisible. Il est Romantique. Et il est pourtant « d’aujourd’hui »: Pour la dernière séquence du film, j’ai construit l’action en m’inspirant de l’œuvre de Richard Long 8 – l’écriture de notre relation d’homme avec les forces de la nature ne reste-t-il pas un chantier toujours ouvert ?
Je ne sais si « Comment Albert vit bouger les montagnes » réussit dans ce projet artistique, identifié par Goethe, d’être intégrateur. Je ne sais s’il participe de ce que Heisenberg (qui se réfère lui aussi à Goethe) énonce : « L’objectivation de la nature n’est plus possible, et pourtant nous devons établir nos rapports avec elle. » Une chose est claire pour moi : le savoir appartient à l’homme, aux hommes. Un travail d’artiste est d’y avancer avec subjectivité; c’est par là même qu’est possible une relation de générosité avec le spectateur. Cette subjectivité est un moyen, un cheminement, cela nécessite la prise de risque et la chute. La traversée, accomplie, ouvre un passage. Elle offre une appropriation. Le savoir n’est pas une citadelle assiégée d’ignorance. C’est du mouvement – on est mû, ou pas, ému, ou pas. Le spectateur est libre. Il aime ou n’aime pas. De l’histoire d’Albert et de la montagne, il garde un mouvement, une émotion, il peut prendre ou être pris, « embarquer » ou non : c’est son voyage.
Harold Vasselin – 29 août 2008
Albert Heim dessinant – Massif du Säntis, 1901 – ETH Bibliothek Zürich
« Tant de fois, comme l’aigle, je volais
Au-dessus de tes crêtes, tes sommets, tes vallées,
Ils demeuraient mystérieux et obscurs.
Dans les rêves les énigmes ne se résolvaient pas.
O toi, que j’ai regardé d’un oeil vigilant,
Terre splendide, d’un sommet majestueux:
Mes sens s’embrouillaient, et sans question, muet,
Je regardais d’en haut la foule des montagnes.
Connaissance, tu es par trop éloignée!
Un oeil humain ne peut sans lenteur te capter.
Notre recherche n’avance que pas à pas
Et ne te reconnaît que par l’éblouissement »
Abert Heim – traduction Rudolf Trümpy
« Innombrables montagnes
Comme des pensées cristallisées
Limpides et claires, dans leur beauté harmonieuse
Enserrant dans leur cercle… une idée. (Um eine Idee sich ranken) »
Albert Heim– traduction Rudolf Trümpy
Denis Lavant – Alpes de Glaris – 2007 – extrait du film « Comment Albert vit bouger les montagnes »
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1. « Comment Albert vit bouger les montagnes » film – durée 61′. Avec Denis Lavant, Schoschana Kobelt, Vinciane Millereau. Réalisation Harold Vasselin. Production Catherine Jacques Mandrake films/Taxidermie Production – 2008. Sélectionné au 61éme Festival International de Locarno. Label « Année de la Terre » de l’Académie des Sciences. Contact : catherine.jacques@mandrakefilms.com tél : 01 47 00 15 80
2. Francois Ellenberger Histoire de la Géologie 2 tomes – Paris Technique et documentation – Lavoisier, Petite collection d’Histoire des Sciences – 1988&1994
3. Rudolf Trümpy Cent ans de tectonique de nappes dans les Alpes Comptes rendus de l’académie des sciences, série générale, tome 5, N°1, p1-13Voir également : Henri Masson Un siècle de géologie des Préalpes : de la découverte des nappes à la recherche de leur dynamique Eclogae geologicae helvetiae Vol. 69, n°2, 1976Rudolf Trümpy und Andrea Westermann : Albert Heim (1849-1937) : Weitblick und Verblendung in der alpentektonischen Forschung (Albert Heim : Insight and delusion in Alpine tectonics) – Vierteljahrsschrift der Naturforschenden Gesellschaft in Zürich (2008) 153(3/4): 67-79
4. Pierre Wat Naissance de l’art romantique, peinture et théorie de l’imitation – édition Flammarion – p 13 à 15
5. Shitao, les propos sur la peinture, traduit et adapté par François Jullien, La grande image n’a pas de forme, ed. Seuil, p 267-268.
6. Werner Heisenberg La nature dans la physique contemporaine , éditions Idées – Gallimard 1962– p 29, 33, 34. D’après Das Naturbild der heutigen Physik Hambourg, Rowohlt – 1955.
7. Bruno Latour L’espoir de Pandore – Pour une version réaliste de l’activité scientifique. Editions La Découverte – p 73-74. (les italiques sont celles du texte original).
8. Richard Long – né en 1945 à Bristol (GB) – se définit artiste paysagiste.