Préparation du film « Gens des blés » – Notes d’écriture.


Ce texte a été écrit à la demande de la commission d’aide à l’écriture documentaire du CNC (Centre National du Cinéma) de présenter ma démarche de cinéaste. Il y était joint un DVD de mon précédent film « Comment Albert vit bouger les montagnes«  (Festival de Locarno 2008).

Le projet de film « Gens des blés » a reçu le soutien du CNC. Le film a été réalisé, il est présenté en salle sous le titre « Dans les blés« .

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Le Progrès, la présence

Notes d’écriture cinématographique

Harold Vasselin – Juin 2013

 

J’ai commencé par des courts-métrages – fictions sans parole, films d’art1 ou films expérimentaux2 – et quelques films documentaires3. Depuis une dizaine d’années je travaille systématiquement sur des sujets en relation aux sciences et aux techniques. (Ainsi, après Comment Albert vit bouger les montagnes4 qui raconte une histoire de Science Naturelle au XIXème siècle, et Opération Epsilon5 qui raconte une histoire d’atome et d’espionnage au XXème siècle, j’en arrive à l’époque contemporaine avec Gens des blés).

La première chose à en dire : il y a là un formidable réservoir d’histoires. Et aussi : il faut pour cela en inventer les formes. Ce sont deux raisons très stimulantes. Mais il en est une troisième : je crois que nous avons besoin de telles histoires. Et même, étrangement, j’en suis sûr ! Je crois que bâtir de tels récits est une activité très importante, que ces récits nous sont nécessaires. En général, je n’aime pas beaucoup les films de science. Presque toujours, ils sont appuyés à une autorité du savoir – une autorité du « fait » scientifique, de la « méthode » scientifique, de ses énoncés… C’est-à-dire qu’ils redisent, de nouveau, ce que dit la science (de l’homme, du monde, etc.). Ils suivent le mouvement, en quelque sorte. Du coup leur parole n’est pas dynamique : ils reçoivent leur autorité d’ailleurs, et non pas de leur propre risque, de leur propre écriture. Or nous sommes aujourd’hui dans une crise qui est aussi une crise de « l’idée de Progrès ». Inventer d’autres représentations nous est devenu indispensable. Ces remarques peuvent être précisées, avec rigueur, en s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, Bruno Latour, Isabelle Stengers et bien d’autres, sociologues des sciences ou épistémologues. Sans développer ici6, je dirai seulement que ces pensées m’aident dans la recherche concrète qui est la mienne : trouver la place juste, le bon dispositif, inventer des formes de récit qui ne répètent pas, mais ouvrent.

Il existe bien des films qui s’aventurent avec liberté dans une relation avec les savoirs, les sciences et les techniques. Il en est de magnifiques exemples depuis l’origine du cinéma, et comme récemment encore le magnifique Nostalgie de la lumière du chilien Patricio Guzman. Ces films sont souvent d’une écriture très libre et risquée – une exigence d’écriture d’autant plus forte qu’elle se confronte ici à la Raison, à la Machine, face à quoi elle doit tenir sa liberté. Cela induit une méthode et une écriture toute différente de celle qui cherche à « instruire le dossier » d’un sujet chaud (OGM, nanotech ou réchauffement climatique…) en une forme voulue aussi « chaude », aussi polémique que possible afin de captiver le spectateur et capter de l’audience.

Ici, il faut un pas de côté. Il faut construire un regard, constituer un « qui regarde ». Je cherche des représentations émouvantes. Je vais préciser pourquoi, et ce que j’entends par là. Ensuite je parlerai de la méthode que je me donne.

Nous sommes profondément modifiés par la technique. C’est un cliché de le dire, mais pourtant cela reste une place vide, impensée, ou pour être plus précis : non-incarnée. Régulièrement, et de plus en plus souvent, il y a une pointe, une agitation soudaine – à propos d’un médicament, d’une loi informatique, d’une décision énergétique, ou d’un drame sanitaire. C’est là un aspect de cette plus vaste « crise » par quoi est nommé notre temps présent. Ces jours-ci, par exemple, c’est la question de la gestation pour autrui : faut-il légiférer, comment, sur quels principes ? Le projet de loi du « mariage pour tous » a ouvert ces questions, mais – embryons humains, propriété des organes, des tissus, eugénisme et jusqu’aux possibilités du clonage – ce sont évidemment d’autres questions, beaucoup plus difficiles. Comment s’orienter face à ces nouvelles possibilités techniques ? Dans de tels débats, les croyances s’agitent de toute part. Demain, ce sera une autre question, tout aussi brutalement éclairée, puis éteinte, dans un bouillonnement d’informations et de symboles, de dogmes, de « faits », de raisons et d’opinions. Mais c’est toujours en un remuement un peu vain, et qui laisse une impression de ne pas accompagner la pensée ni faciliter les décisions, l’impression d’une démocratie balbutiante.

C’est que ces questions ne sont pas du tout incorporées. Nous ne les fréquentons pas, nous n’en connaissons pas les odeurs. Nous n’en savons ni les grandeurs ni les vices. Elles n’appartiennent nulle part encore à nos mythes – si ce n’est le mythe-à-tout-faire du Progrès, mais justement, celui-là est bien recuit. Et puis, il ne propose qu’une lecture passé/avenir, une lecture horizontale du temps, si l’on veut, plus ou moins téléonomique, alors que ce qui nous manque c’est une verticalité. Nous avons besoin de sentir comment nous nous fondons en cet espace modifié. Dans notre posture debout : de le sentir dans notre corps, dans ses viscères, dans notre ancrage dans le sol, par la plante de nos pieds. C’est-à-dire : en présence. Ce n’est pas rhétorique; c’est ce qu’il faut pour pouvoir s’orienter. Etre là, debout, avec tout ça, et pourtant démuni, humain. Le mot présence évoque le travail de l’acteur, du danseur, et je ne l’emploie pas par hasard. Mais c’est vrai pour chacun. Si l’on veut trouver une suite à l’idée des Lumières, je crois qu’il faut travailler selon cette verticale du corps (Michel Serres ne cesse pas de le dire), et pas seulement selon l’horizontal du projet, du Progrès. Il faut descendre « dedans », pas seulement regarder « devant ». Nous avons besoin d’histoires en lesquelles ces questions s’incarnent, de personnages. Nous avons besoin de représentations. Les constructions symboliques font encore défaut, et cela nous laisse très désarmés. La technique, les savoirs (les nouvelles pratiques médicales par exemple – la vie, la conception, la naissance, la mort – mais pas seulement) manquent de lien à l’être, c’est à dire au doute, au désir, au creux de l’estomac, aux vertèbres lombaires et à la plante des pieds. Vous voyez sur quoi j’insiste : il y a un intime du savoir, qui n’efface pas l’universel du savoir ni même ne lutte avec lui, mais qui est le passage par quoi nous pouvons symboliser. Et cette symbolisation est nécessaire en sorte que, dans cet espace technologique, nous puissions – individuellement et collectivement – nous orienter.

Quand je vais chercher mes histoires, je vais donc chercher aussi ce qui fait corps, dans l’image. En commençant par la fin, je dirais que je vais chercher des baisers de cinéma. Pour me faire comprendre je prendrai un exemple. Comment Albert vit bouger les montagnes est un film qui, selon le programme de son titre, s’aventure à voir le mouvement dans la montagne. Plus précisément le film trace, entre un corps et une montagne, ce premier regard par lequel elle fut comprise. Encore faut-il que l’événement de cette vision passe à l’image, touche le spectateur, l’émeuve. Notre Wanderer, Denis Lavant, notre voyageur romantique, incarne cette quête de voir. Il l’incarne en un récit, mais aussi, corporellement, il produit la possibilité de l’image, il manifeste du visible.

Ainsi lorsque le Wanderer, après une nuit anxieuse, voit au matin passer au long du cimetière une vache de carton peint qui sereinement traverse le village, déplacée par un tracteur, quelque chose du mystère du mouvement des choses inanimées devient plus intense, plus transparent aussi; on a l’impression de s’approcher de cette révélation désirée par Albert. A quoi tient cette impression : au rythme, au silence, à ce qu’il y a avant et à ce qu’il y a après, au montage, au cadre, au son, au jeu de Denis Lavant. C’est du cinéma. Cela parle de cinéma (c’est en pensant à la dernière séquence de Blow Up d’Antonioni, où se joue un match de tennis à balle invisible, que j’ai imaginé cette séquence7 ). Cela parle d’un village Suisse, cela parle d’une disparition, d’une inquiétude dissipée en sourire, d’inanimé et de mouvement, de mort et de vif. C’est du cinéma, renvoyant à un vertige du réel.

Il y a ainsi, en quelques moments du film, des baisers de cinéma : des moments où les ombres fantasmagoriques sur l’écran de projection bouleversent nos sens d’une évidence de réalité que nous reconnaissons, qui nous habite depuis toujours, en l’espace ombreux de notre désir, de notre enfance, de notre inquiétude d’exister, de notre propre vacillante présence au monde.

Quand je trouve cela, je sais que je travaille à l’endroit juste. Que cela soit écrit (fiction) ou saisi (documentaire) ne fait pas grande différence. En général c’est un agencement des deux. Mon travail est d’aller, progressivement, à la rencontre de telles images.

Ce n’est pas aisé parce que l’expérience cognitive, s’il elle nous est commune à tous, est bien plus difficile à réveiller en nous que la mémoire du sentiment amoureux, par exemple, ou encore que l’émotion trouble que suscite en notre corps le spectacle de la violence. Il s’agit de déployer un rapport aux choses, aux objets, aux outils (et, spécifiquement pour Gens des blés, aux plantes). Non pas intellectuellement, mais comme expérience de l’être. Et c’est un rapport à l’autre. C’est pourquoi c’est du cinéma. Cela « joue » dans le triangle de l’image, de l’acteur et du monde, ou, dit encore autrement : d’un « spectateur », d’une « présence », et d’un espace-temps du cinéma. Et c’est intimement relié à l’enfance. Nous connaissons, chacun, cette expérience d’être là, dans un monde vaste et innomé.

Il est bien d’autres couleurs encore. Les relations aux savoirs sont aussi des relations de pouvoir, de transmission, etc. Ce sont des relations humaines et politiques, des relations au monde et à la nature. C’est une matière dont on peut se saisir avec les moyens poétiques du cinéma.

Je me suis construit ma méthode, petit à petit, avec le temps. Il me faut aller dans le détail. Et si ça ne marche pas, si c’est trop sec encore, dans le détail du détail. Je cherche des circulations souterraines. J’ai toujours l’impression d’une descente. Michel Foucault, pour analyser socialement les sciences, parlait de l’archéologie du savoir. Ici, où je cherche une forme poétique, je dirais : une spéléologie du savoir. Je cherche une eau souterraine. Je cherche des circulations d’émotion, au départ peu visibles. Il me faut descendre dans une masse énorme de faits, d’énoncés, de problématisations, de structures sociales – et en moi-même. Car c’est à la rencontre que cela se passe. Je rencontre des gens, des paroles, des gestes de métier, des positions politiques, des existences. En un instant, un lieu, un mot, un détail, du mouvement passe : émotion. Quand je ressens cela, je peux travailler à faire venir le mouvement en un plan de cinéma.

Et donc, aller dans le détail. C’est là que cela s’incarne. Voir, ressentir et représenter, ainsi, dans le grenu, cela me semble plus fort, plus ambitieux sans doute aussi, que de faire le « dossier » d’une question. (Au lieu de Gens des blés, par exemple, se proposer de faire le dossier des techno-sciences dans l’agriculture, ou des questions posées par la révolution génétique dans notre relation aux plantes et aux animaux, la privatisation du vivant, etc.). La métonymie est pourtant une méthode très générale de cinéma ou d’écriture. Mais quand il est question de science ou de technique on a souvent à se justifier de ne pas vouloir être didactique, « donner les raisons » (c’est à dire de référer à l’universel du savoir). Et a contrario, dans le champ des écritures cinématographiques, il est suspect de parler des savoirs et des techniques comme si ils étaient, par nature, des activités humaines anti-poétiques, hors de la « vraie » dimension de l’Homme et peut-être ennemies, en tout cas au mieux casual, factuels. Pourtant, avec ce que j’ai tenté de faire comprendre avec les mots de présence et d’incarnation, de verticalité et de descente, on est bien au centre – et du problème, et de sa représentation. Bruno Latour suggère de prendre les questions apportées par les sciences et les techniques non pas comme matter of fact, mais comme matter of concern – c’est-à-dire en tant que « ce-qui-nous-regarde », « ce-en-relation-avec-quoi-nous-sommes ». Il faut envisager les façons de « prendre soin ».

Nous sommes donc bien armés, avec nos questions de cinéma : questions de relation, de regard et de récit. C’est un déplacement, bien sûr, mais c’est un déplacement fécond. En allant chercher nos baisers de cinéma, on travaille à créer de la représentation dans des champs de l’humain qui en sont très démunis : des espaces où nous vivons en des relations aux autres, au monde, profondes, intenses, souvent violentes, dangereuses ou risquées, mais auxquelles nous sommes pourtant bien en peine de donner forme ou figure symbolique.

Cette méthode me conduit depuis l’enquête jusqu’à la construction du film. Je commence par parcourir une zone de débat science/société, un champ particulier de la modernité technologique. Pendant longtemps mon attention reste mobile, très libre. Il y a des rencontres, des faits, des processus, des actes de travail, des machines et des concepts; c’est très hétérogène. Ici, là, ou là encore, je perçois des départs d’histoire, comme on dirait des départs de feu. A un moment cela devient suffisamment foisonnant pour que je commence à pressentir quelque chose : quelque chose comme un nœud d’énergie, une zone tectonique, un centre nerveux, l’eau souterraine… Alors je fais venir les questions de cinéma : quelle « apparition » est pressentie, quelle épiphanie, quelle émotion du visible ? Quel dispositif pour la faire venir en un plan de cinéma, en cadre et en durée ? Et quels liens, quelles confrontations, quels écarts entre les images, desquelles je pourrai arquer mon récit ? Le film sera, d’une manière ou d’une autre, un récit de voyage; j’en serai le voyageur. Car c’est bien finalement ma subjectivité qui donne forme au récit qui se déroule. Je cherche de la beauté, et, quand elle est là, je fais comme Florent cultivant ses blés : j’accompagne.

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1 Trois regards intérieurs a par exemple été présenté lors de la rétrospective Beaubourg au Guggenheim Museum de New York

2 La botanique (6′) est visible sur le site haroldvasselin.fr

3 La peur du vent a été présenté à Lussas

4 Comment Albert vit bouger les montagnes (61′) Production Catherine Jacques, avec Denis Lavant – Festival de Locarno 2008, Sao Paulo, Tübingen…

5 Opération Epsilon Production Catherine Jacques, en production

6 La traversée du Progrès – livre à paraître

7 Comment Albert vit bouger les montagnes – fin de séquence 6 ; à 27’30 »).